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Der Schatzgräber | Le chercheur de trésor
opéra de Franz Schreker
Après quelques années passées à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg, Marc Albrecht a pris ces nouvelles fonctions au Nederlands Philharmonisch Orkest (Orchestre Philharmonique des Pays-Bas), il y a déjà plusieurs mois. Quoi d’étonnant à ce qu’il dirige les représentations amstellodamoises d’un opéra signé Franz Schreker ? Rien, si l’on se souvient de la ferveur avec laquelle il défendit un certain répertoire [lire notre chronique du 10 mars 2010], mais encore si, à jeter un œil sur la saison qu’il a concoctée pour la formation hollandaise, on aperçoit la Symphonie Op.40 de Korngold et la Kammersinfonie de l’alors célèbre Viennois de Berlin. Plus proche encore du projet qui nous intéresse : en mai-juin 1989, Gerd Albrecht enregistrait Der Schatzgräber avec ses équipes de l’Hamburgische Staatsoper, lorsque Marc Albrecht y était son assistant. Moins localement, s’il est une filiation entre certains aspects de Wagner, de Strauss mais aussi du lyrisme de Berg, dans la facture schrekérienne, la présence de ce chef prend des atours d’évidente logique.
On ne pourra que s’en réjouir, tant la sensibilité de Marc Albrecht sert bien cette musique. Tout en soutenant hardiment le puissant élan lyrique qui la caractérise, le musicien en cisèle savamment le détail, profitant de la riche écriture des timbres comme d’une veine dramatique peut-être moins chichiteuse (au détriment, d’ailleurs, d’une signature directement reconnaissable) que dans les deux autres des plus célèbres ouvrages de Shrecker. Sous sa battue, l’orchestre se révèle généreusement chatoyant, avec des cordes dont est magnifié le moelleux et des bois soigneusement colorés. À ces qualités déjà grandes vient s’ajouter un désir des voix, pourrait-on dire, puisque pour ferme, décidée et minutieuse de son domaine de prédilection que s’avère cette baguette, encore s’ingénie-t-elle au sain accomplissement des équilibres scène/fosse.
C’est le moment de s’interroger... voire de le faire amèrement.
Les opéras de Franz Schreker (une bonne dizaine) demeurent extrêmement rares. Quelques parutions discographiques, une production de Die Gezeichneten de temps à autre : vous ne trouverez rien de plus, inutile de chercher. Rappelons que Der ferne Klang (1912), Die Gezeichneten (1918) et Der Schatzgräber (1920) connurent un succès sans pareil : « les statistiques parlent d’elles-mêmes : entre 1917 et 1921, ces trois œuvres totalisent deux-cent cinquante représentations pour trente-deux productions différentes », relève Alain Perroux (in Franz Schreker ou À la recherche du son lointain, Editions Papillon, coll. Mélophiles) ; c’est dire l’engouement pour ce compositeur, pour les sujets qu’il abordait et, surtout, l’étroite correspondance entre son esthétique et les préoccupations de ses contemporains – il n’a fait aucun doute que Schreker fût solidement enraciné dans son époque, celle du passage d’un Art nouveau luxuriant, avant la Première Guerre mondiale, au plus strict Art déco des années folles, pratico-désabusé, si l’on peut dire.
Aussi est-ce aubaine que de se rendre au Muziektheater d’Amsterdam pour découvrir une nouvelle version de ce Chercheur de trésor... à mois qu’il faille s’en tenir à celle que signait jadis David Alden à Francfort [lire notre chronique du 7 mars 2004] ? Le public lyonnais verra bientôt Macbet dans une mise en scène d’Ivo van Hove. Il lui faudra s’attendre tant à un Verdi qu’à un Shakespeare largement revisités, comme la seule présence de l’artiste belge en contient la promesse. Tirailler ainsi Macbet ou le Ring sont d’heureuses occasions de confronter à notre temps les circonstances d’une œuvre plus loin que d’apparence – c’est aussi vrai en sens inverse : confronter un aujourd’hui trop souvent cru libéré des œillères de l’hier –, voire de bousculer des idées reçues. Soulignons le courage d’une telle démarche – le lyricophile, souvent emporté, ne manque pas de comparer les lectures de ses ouvrages préférés –, en même temps que l’échappée qu’elle n’interdit pas – le même mélomane compense aisément l’éventuel abus (à paraître fort, le mot n’omet pas qu’il est aussi d’heureuses prises de possession) par une imagination sérieusement arrimée à sa connaissance. Mais se saisir d’un opus qui brille par sa rareté, que le public connaît mal sinon pas du tout, semble devoir requérir une approche plus scrupuleuse, sinon plus prudente, au risque de n’en pas traiter le sujet.
C’est exactement ce que nous voyons ce soir : un Schatzgräber cohérent dans son option, mais totalement hors-sujet. Ce n’est pas le lieu de discuter de choix esthétiques personnels quoiqu’ils s’affirment malaisément compatibles avec la partition, de sorte que ce qui se passe sur le plateau et ce qu’on entend en fosse jamais ne respirent de concert. Mais qu’un metteur en scène s’attèle à Schreker en faisant délibérément l’impasse du recours presque systématique au merveilleux qui traverse sa manière ne laisse pas de décevoir. Certes, la magie, tant salvatrice qu’accusatrice – en d’autres termes le conte moral – induit une noirceur intrinsèque à l’argument ; mais à ne dépeindre, et qu’à très gros traits, la part de l’ombre, on entrave toute lumière. De fait, Ivo van Hove se rend compte lui-même des limites de son option, comme en témoigne la surenchère vidéastique (Tal Yarden) qu’il convoque à vaguement analyser les motifs du rapt au fil d’une histoire parallèle, pour ne pas dire parasite.
Parmi une vingtaine de rôles (qu’il serait fastidieux de passer en revue) – et sans oublier les artistes du Koor van De Nederlandse Opera, dirigés par Alan Woodbridge –, saluons quelques prestations d’importance. Ainsi du clair impact du ténor Gordon Gietz (Albi), de la richesse de timbre du baryton Peter Arink (Landsknecht), de l’idéale fermeté du baryton André Morsch (Der Herold), passant vite sur la criante instabilité du baryton-basse Andrew Greenan (Der Wirth) et le peu de corps vocal de Mattijs van de Woerd – baryton, encore – dans une partie où, à sa décharge, il s’avère mal distribué (Der Junker, à la tessiture vraisemblablement trop grave pour une voix qu’on devine plus efficace à partir du haut-médium). Tijl Faveyts prête une basse grand format au roi (Der König), tandis qu’en bouffon (Der Narr) l’on retrouve un Graham Clark persiflant à souhait. Les moyens opulents du soprano dramatique Manuela Uhl ne sont pas un luxe pour servir le rôle d’Els qu’on entend d’airain. Enfin, son quasi jumeau incestueux, Elis – un couple remarquablement investi dramatiquement –, bénéficie du chant nuancé de Raymond Very, ténor dont l’aigu s’orne d’harmoniques graves (un peu comme les ténors russes), Schatzgräber tout velours et puissance.
Aux égarements de Martin Kušej [lire notre chronique du 18 avril 2004] et d’Ivo van Hove succèdera d’ici peu l’abord de Stéphane Braunschweig (Der ferne Klang à Strasbourg, à partir du 19 octobre) qui scellera la première production française d’un opéra de Franz Schreker – à suivre...
BB